Je "rapatrie" ici deux posts de Taliésin de janvier 2006 sur le sujet:
A l'époque, le royaume de France, ce qui appartient effectivement au roi de France, c'est à peu près l'Ile de France, entre Orléans et l'Oise.
L'Aquitaine va être rattachée un temps à ce petit royaume, de 1137 à 1151, par le mariage d'Aliénor et de Louis VII, puis va basculer chez les Plantagenêts lorsqu'Aliénor se remarie avec Henri II en 1151.
C'est le début d'une rivalité (symbolisée notamment par celle mythique entre Arthur et Charlemagne) qui va conduire à deux guerres centenaires contre le perfide Anglois. Tout ça à cause d'une femme !!
Le royaume de France ne s'est jamais intéressé ni à la matière de Bretagne, ni à la poésie des troubadours. En France du Nord, ce sont les grands vassaux de Louis VII, puis de Philippe Auguste, les comtes de Champagne, de Blois et de Flandres, qui donnèrent son essor à la littérature courtoise. Les trouvères sont tous d'origine picarde ou champenoise (Conon de Béthune, Gace Brûlé...). Même le trouvère parisien du 13ème siècle, Ruteboeuf, est d'origine champenoise.
Robert de Boron est bourguignon.
Les Chansons de geste naquirent probablement en Aquitaine et en Normandie (la version la plus ancienne de la Chanson de Roland est écrite en anglo-normand), et Chrétien de Troyes est le premier romancier...champenois.
Bref, revenons à l'amour courtois :
"La raison de l'amour. La raison d'aimer l'aimée, c'est l'aimée. Et la mesure de l'aimer, c'est de l'aimer sans mesure."
C'est un Bernard qui a écrit cela, mais ce n'est pas le troubadour Bernard de Ventadour, il s'agit de saint Bernard de Clairvaux (1090-1153).
Vers la fin du 11ème siècle, début du 12ème, il y a un courant littéraire parmi les clercs, qui exalte et idéalise la femme. Marbode, angevin devenu évêque de Rennes, Baudri de Bourgueil, évêque de Dol, ou encore Hildebert de Lavardin, adressent des poèmes d'amour respectueux à des grandes dames de la noblesse, comme Ermengarde d'Anjou, fille de Foulque le Réchin, épouse de Guillaume IX d'Aquitaine, puis de Alain Fergant duc de Bretagne. Mais c'est probablement la Vierge Marie qu'ils honorent à traves la dame noble.
A noter tout de même que cette poésie d'amour en latin est antérieure à la poésie des troubadours.
Ce courant littéraire est contemporain d'un autre évènement d'importance : la fondation du monastère de Fontevrault par Robert d'Arbrissel en 1101. Né non loin de Rennes, Robert se fait d'abord ermite dans la forêt de Craon (tiens, un autres aspect intéressant : le lien éventuel entre le courant érémitique de cette époque entre Bretagne, Maine, Anjou, et la présence récurrente d'ermites dans les romans arthuriens) avant de fonder son monastère, mixte, mais dont il confie la direction à une femme, Pétronille de Chemillé (au passage, un membre de la famille de cette pétronille, fils, neveu ?? s'appellait Gauvain)
le comportement de Robert n'est pas sans rappeler celui des moines celtes et de leurs conhospitae. Toujours est-il qu'avec lui, les femmes ont la première place (nobles ou prostituées), ce qui en attire plus d'une, déçues d'un mariage forcé. C'est le cas d'Ermengarde d'Anjou, qui avait déjà fui Guillaume d'Aquitaine pour se réfugier chez Alain Fergant, mais qui ne veut plus de celui-ci non plus et souhaite prendre le voile à Fontevrault. Finalement, elle n'y passera que quelques temps. Par contre, la seconde femme de Guillaume, Philippa de Toulousa, se réfugia à Fontevrault avec sa fille.
D'après Reto R. Bezzola, c'est le succès de Fontevrault auprès de la noblesse féminine poitevine (et de ses femmes en particulier) qui poussa Guillaume IX, alors poète paillard, cynique et irrespectueux et des femmes et de la religion, à changer sa façon d'écrire pour composer des poèmes d'amour :
Reto R. Bezzola : Les origines et la formation de la littérature courtoise en Occident (500-1200)
p. 296 : pour rivaliser avec l’attraction qu’exerçait sur les âmes l’amour mystique et la soumission à la « domina », que propageait Fontevrault, il eut le désir d’opposer au mysticisme ascétique de l’époque un mysticisme mondain, une élévation spirituelle de l’amour du chevalier.
p. 300 : Guillaume s’engage dans une nouvelle voie et aspire à créer un idéal d’amour courtois. Cet amour, tout en s’opposant nettement à l’amour chrétien, tout en s’inspirant sans aucun doute d’Ovide et d’autres modèles latins, peut-être aussi de souvenirs arabes d’Orient et d’Espagne, trahit l’influence de la mystique chrétienne et particulièrement de Fontevrault, celle même de la poésie d’amour des clercs, dont Guillaume redoute dans la conquête des grâces de la dame.
p. 311 : cette nouvelle conception de l’amour, cette soumission complète à la dame, érigée en arbitre de sa vie et de son salut, ne saurait être née spontanément de l’âme du premier troubadour. Guillaume IX n’est que le porte-parole général des aspirations de toute une société féodale, qui depuis cent ans s’était lentement émancipée de la tutelle de l’Eglise. Deux ou trois générations d’aisance matérielle et de paix avaient, surtout dans le Midi et le Sud-Ouest, développé un raffinement de mœurs qui n’admettaient plus ces brutalités inouïes et ces profonds repentires, caractéristiques de la génération d’un Foulque Nerra. […] Les esprits hardis, tels que Guillaume IX, se croyaient capables de trouver eux-mêmes leurs salut, sans l’aide ni la médiation des clercs, des moines, des ascètes mystiques. Et ils entraient en lice contre eux, ils engageaient le combat, non seulement sur le champ politique, mais aussi sur le champ spirituel. La femme, sur qui le clergé avait depuis toujours exercé un influence absolue, devenait l’enjeu de cette lutte.
p. 312 : Robert d’Arbrissel renchérit sur tous les clercs (Baudri, Marbode, Lavardin,…) en offrant à la femme une place plus haute encore, celle qui lui revient comme incarnation de la mère de Dieu.
p. 313 : les seigneurs d’Aquitaine, leur duc et comte en tête, s’émanciperont de la tutelle de l’Eglise en renonçant à vanter crûment leurs instincts brutaux pour chanter un sentiment d’amour plus élevé, une vénération pour la dame, non plus incarnation de l’idéal de la Vierge, mais symbole de beauté et prix suprême de courtoisie
Cette hypothèse de Bezzola a ét critiquée (comme a été critiquée l'hypothèse arabe). Mais en fait, l'erreur n'est -elle pas de croire à une seule source de l'amour courtois, alors qu'il peut très bien y en avoir plusieurs.
Guillaume, piqué au vif par le succès de Robert d'Arbrissel et des clercs qu'il déteste, aurait décidé lui aussi de chanter l'amour pour la domna, en s'inspirant, non pas des poésies latines de clercs, mais de la poésie arabo-andalouse.
Concernant la musique et la forme des poèmes, l'influence de l'abbaye Saint-Martial de Limoges est certaine. Saint-Martial était la plus grande école musicale de la région, et Guillaume en était l'abbé laïc.
(au passage, Saint-Martial connaissait la notation musicale (neumatique) bretonne)
désolé de couper net cette vision romantique et moderne de l'amour courtois. Extraits de "Féodalité" par Georges Duby :
"La maison du prince abritait une importante compagnie de chevaliers domestiques, rassemblait les garçons des vassaux venus se préparer aux armes, accueillait les amis de passage et la foule des fidèles. Tous vivaient nourris par la largesse du patron, qui entendait pourtant garder ses distances et que nul ne doutât que du corps qu’ils formaient, il était bien la tête. Le maître affirmait sa supériorité en se montrant le généraux dispensateur de la « joie ». Il divertissait sa chevalerie par les combats qu’il organisait pour elle, entre-temps par les jeux de cour. Tous ces jeux se menaient selon des règles strictes dont le respect constituait l’armature de l’éthique proprement courtoise. A leur déroulement présidait une trinité, trois personnes, trois fonctions, trois exigences morales : le seigneur, parangon de la justice et de la tempérance ; sa femme, toujours enceinte, procréant pour l’illustration du lignage, féconde, fertile, distribuant l’abondance avec mesure : la prudence était sa vertu ; l’héritier, enfin, le « jeune », cavalier projété vers les champs du tournoi ou de la bataille, affrontant les risques, moissonnant la gloire, jetant à pleines mains l’argent.
Sur ce triangle se fondait les capacités de maintenir bridée la chevalerie.
Le jeu consistait pour le prince à gouverner les ébats de la chevalerie sans qu’elle sans doute, en usant comme un leurre des deux autres personnes. Son fils entraînait les jeunes guerriers vers l’aventure, soulageant la cour de leur turbulence. Sa femme octroyait que se déploient autour d’elle les simulacres du désir. […] De l’amour que l’on dit courtois, cette joute, alternance d’attaques et d’esquives, analogue au tournoi et à ses virtuosités, la « dame », l’épouse du maître, constituait l’enjeu. Sa prudence astucieuse faisait d’elle un partenaire estimable. Car la partie devait être douteuse. Afin que les chevaliers prétendants fussent enserrés strictement dans un réseau d’obligations et de services. Par le jeu d’amour autant que par les exercices militaires, le jeune s’initiait, apprenait à contenir sa véhémence, à l’ordonner. Ainsi, sans le montrer, le seigneur menait le jeu et l’arbitrait.
le roi d’Angleterre pouvait puiser dans un abondant vivier de femmes sans époux, et dont beaucoup valaient très cher. La coutume alimentait constamment cette réserve. Elle autorisait le souverain à donner en mariage les veuves et les orphelines de ses vassaux décédés, à les distribuer judicieusement parmi les bacheliers qui s’attachaient à lui, pour prix de leur bon service. C’est par là qu’il gouvernait, qu’il tenait en bride, plus étroitement que par tout autre artifice, les hauts hommes de son royaume et les moindres. Nul en effet ne pouvait désirer cadeau plus profitable : celui-ci faisait d’un seul coup changer d’ « état », passer de la totale dépendance des cadets à la sécurité des seniores.
Ainsi, Guillaume le Maréchal, « jeune » jusqu’à 45 ans, et donc chevalier pauvre vivant sur la largesse de son suzerain, devint par son mariage avec Isabelle de Striguil le détenteur de 65 fiefs et demi.
en ce temps, le vrai pouvoir appartient aux hommes mariés. L’homme a mille fois plus de valeur que la femme, mais il n’en a presque pas s’il ne possède pas lui-même une femme, légitime, dans son lit, au cœur de sa propre maison.
le responsable de l’honneur familial, afin d’en préserver l’éclat, s’applique à contrôler plus rigoureusement la nuptialité des filles et des garçons placés sous son autorité, cédant volontiers les unes, mais n’autorisant que quelques-uns des autres à contracter mariage légitime, et cette parcimonie conduit à maintenir dans le célibat la plupart des guerriers, avivant ainsi leur rancœur et leur turbulence. Je tiens ces changements d’attitudes, qui datent de la première moitié du 11ème siècle, pour l’un des aspects majeurs de la « révolution féodale ».
Les rois, les grands princes féodaux, resserrèrent le lien d’amitié vassalique en distribuant des épouses aux plus dévoués de leurs fidèles : le mariage fut un instrument d’alliances. Il fut surtout instrument d’implantation : en prenant femme, en s’en emparant ou en la recevant de leur seigneur, quelques-uns des chevaliers réussirent à sortir de l’état domestique, quittèrent la maison d’un patron pour fonder la leur. Les documents d’époque renseignent mal sur ces phénomènes, mais on les voit se refléter 150 ans plus tard dans la mémoire que les descendants conservaient de leur plus lointain aïeul : ils se plaisaient à l’imaginer sous les traits d’un aventurier, d’un « jeune », un chevalier errant prolongeant sa quête à la manière de Lancelot ou de Gauvain, parvenant enfin à se fixer, à s’établir en épousant.
à propos des "jeunes" :
Telle est la jeunesse aristocratique dans la France du 12ème siècle : une meute lâchée par les maisons nobles pour soulager le trop-plein de leur puissance expansive, à la conquête de la gloire, du profit et de proies féminines.
A propos de l’amour que l’on dit courtois :
je réfute sans hésitation les commentateurs qui ont vu dans l’amour courtois une invention féminine. C’était un jeu d’hommes, et parmi tous les écrits qui invitèrent, il en est peu qui ne soient, en profondeur, marqués de traits parfaitement mysogines. La femme est un leurre, elle est conviée à se parer, à se refuser longtemps, à ne se donner que parcimonieusement et par concessions successives, afin que le jeune homme apprenne à se maîtriser et à dominer son corps.
De toute évidence, les héros masculins que proposaient en modèles les poètes et les narrateurs de cours furent admirés et imités dans la seconde moitié du 12ème siècle.
les textes qui nous on fait connaître les règles de l’amour courtois ont tous été composés au 12ème siècle dans des cours, sous l’œil du prince et pour répondre à son attente. Le mécénat princier a sciemment favorisé l’institution de ces liturgies profanes dont un Lancelot, dont un Gauvain montraient l’exemple. Car c’était un moyen de resserrer l’emprise de la puissance souveraine sur cette catégorie sociale, la plus utile peut-être, mais la moins docile, la chevalerie. Le code de la fine amour servait en effet les desseins du prince, de deux manières.
D’abord, il réhaussait les valeurs chevaleresques et affirmait la prééminence de la chevalerie, dont sont exclus les bourgeois et les vilains.
Au sein même de la chevalerie, le rituel de l’amour courtois coopérait au maintien de l’ordre : il aidait à maîtriser, à domestiquer, à éduquer la « jeunesse ». Mesure est l’un des mots clés de son vocabulaire.
la dame avait ainsi fonction de stimuler l’ardeur des jeunes, d’apprécier avec sagesse les vertus de chacun. Elle présidait aux rivalités permanentes et couronnait le meilleur, celui qui l’avait le mieux servie. L’amour courtois apprenait à servir, et servir était le devoir du bon vassal. De fait, ce furent les obligations vassaliques qui se trouvèrent transférées dans la gratuité du divertissement. L’apprenti, pour acquérir plus de maîtrise de lui-même, se voyait contraint par une pédagogie exigeante de s’humilier. L’exercice qu’on lui demandait était de soumission. Il était aussi de fidélité, d’oubli de soi.
En servant son épouse, c’était l’amour du prince que les jeunes voulaient gagner, s’appliquant, se pliant, se courbant. De même qu’elles étayaient la morale du mariage, les règles de la fine amour venaient renforcer les règles de la morale vassalique. Elles soutinrent ainsi en France dans la seconde moitié du 12ème siècle la renaissance de l’Etat. Discipliné par l’amour courtois, le désir masculin ne fut-il pas alors utilisé à des fins politiques ?"
Mais effectivement, les règles étaient parfois bafouées : Duby écrit que Guillaume le Maréchal fut accusé d'avoir trompé son seigneur Henri le Jeune Roi en couchant avec la femme de ce dernier.
Bernard de Ventadour aurait séduit la femme de son seigneur, le vicomte Eble de Ventadour, et il aurait été contraint à l'exil.
Et puis, la chasteté, hein....faut pas rêver non plus : les chevaliers lassés de l'attente que leur imposait la domna allaient culbuter bergères, filles de ferme et autres belles des champs.
Depuis le lien remémorant donné par André-Yves:
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