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Le travail de l'historien : comprendre plutôt que juger

MessagePosté: Sam 26 Sep, 2009 9:41
de André-Yves Bourgès
Les deux fils de discussion consacrés aux institutions gauloises et aux modes de gouvernement en Gaule ont l'un et l'autre dévié/dérivé vers des considérations de nature diverse (notamment l'évaluation de l'apport des sciences auxiliaires telle que l'archéologie à la connaissance des institutions et des faits sociaux en Gaule, ou encore le jugement porté sur la surévaluation supposée du rôle de la caste guerrière chez les Gaulois), qui peuvent toutes être ramenées à une réflexion de nature historiographique, aussi bien ce qui concerne la "problématique" retenue par l'historien que la collecte des informations qu'il utilise et le traitement qu'il leur applique.

Je vous propose donc d'ouvrir ici un débat sur le travail de l'historien, avec en exergue cette citation du grand médiéviste Marc Bloch:
"Robespierristes, anti-robespierristes, nous vous crions grâce: par pitié, dites-nous, simplement, quel fut Robespierre?"

André-Yves Bourgès

Re: Le travail de l'historien : comprendre plutôt que juger

MessagePosté: Sam 26 Sep, 2009 10:30
de Colette
Selon moi le travail de l’historien est l’étude des événements du passé : sa tâche est de rapporter des faits en les classant de façon chronologique ... "L'histoire n'est que la géographie dans le temps, comme la géographie n'est que l'histoire dans l'espace" (Elisée Reclus).

Re: Le travail de l'historien : comprendre plutôt que juger

MessagePosté: Sam 26 Sep, 2009 10:35
de Patrice
Salut,

"...Si l'on suit l'évolution de l'histoire, l'on s'aperçoit qu'avec chaque année, avec chaque auteur, le point de vue change en ce qui concerne le bonheur de l'humanité; de telle sorte que ce qui a paru d'abord un bien devient un mal dix ans plus tard et réciproquement."
Lev Tolstoï, La Guerre et la Paix.

Le rôle, les théories, bref, tout ce qui fait l'histoire change avec le temps, et l'histoire de l'histoire elle-même varie avec le temps.
Dur dur de s'y retrouver.

Autant laisser à chacun sa façon d'interpréter les choses, du moment qu'elle est logique, à défaut d'être rigoureuse, puisque cette notion de rigueur scientifique varie elle-aussi avec le temps.

A+

Patrice

Re: Le travail de l'historien : comprendre plutôt que juger

MessagePosté: Sam 26 Sep, 2009 11:01
de André-Yves Bourgès
Patrice a écrit:Autant laisser à chacun sa façon d'interpréter les choses, du moment qu'elle est logique, à défaut d'être rigoureuse, puisque cette notion de rigueur scientifique varie elle-aussi avec le temps.


Comme le montre ta conclusion, le relativisme et la logique molle ne viennent guère nourrir le débat ! Si je comprends bien, les historiens, à l'instar des sophistes grecs, doivent donc se résoudre à ce "chacun sa vérité" ? Tant mieux en tout cas pour les partisans de Chaux-de-Crotenais ou de Capdenac qui mériteraient conséquemment d'être moins étrillés sur ce forum !

Serge Lapierre a écrit:Considérons, par exemple, le relativisme du célèbre sophiste Protagoras (485-411 av. J.-C.). Pour ce dernier, l’idée d’une connaissance de ce que sont les choses en elles-mêmes est une abstraction car c’est seulement à travers nos sens que nous pouvons les connaître. Il en résulte que, si la vérité existe, c’est dans nos impressions qu’elle se trouve. La vérité se définit ainsi comme la qualité de ce qui est conforme à nos impressions. Or chaque individu a ses propres impressions, qui dépendent de sa constitution, son expérience et ses attentes, mais toutes sont incontestables pour lui. Par conséquent, chacun a sa vérité. Ce relativisme est individuel car il fait de chacun le critère de la vérité. ( « L’homme est la mesure de toute chose », aurait un jour affirmé Protagoras.)

Le relativisme peut aussi s’étendre aux groupes et dans ce cas, il s’appelle relativisme culturel. Selon ce relativisme, « bien » signifie « socialement approuvé ». Il n’y a donc pas de bien universel ni de justice universelle. Or cette position diffère radicalement de celle qu’avait le Grec ordinaire. Pour le Grec ordinaire, non seulement toute action est juste ou injuste, bonne ou mauvaise, en elle-même, sans compromis possible, mais le juste et le bon doivent coïncider. Or le sophiste Thrasymaque (né vers 459 av.J.-C.), définissait la justice comme la qualité d’une mesure ou d’une décision qui profite aux plus forts. Dans cette perspective, ce qui est juste pour le fort est évidemment bon pour le fort, mais il n’est pas nécessairement bon pour le faible. Tout est encore une fois une affaire de point de vue!


AYB

Re: Le travail de l'historien : comprendre plutôt que juger

MessagePosté: Sam 26 Sep, 2009 12:38
de Patrice
Salut,

Pas du tout, non. Il ne s'agit pas de dire à chacun sa vérité. Je considère en effet que les partisans de Chaux-de-Crotenais ou de Capdenac ont des arguments trop souvent illogiques, et que leur démarché tient plus de l'affect que du scientifique.
Ce que je voulais dire c'est que pour moi, dans un domaine comme le notre, travaillant dans l'Histoire ancienne et médiévale, la logique l'emporte le plus souvent sur la rigueur car pour être rigoureux au sens strict, il faut des sources, nombreuses. Il faut faire du quantitativisme comme on le fait pour les époques modernes et contemporaines. Nous ne le pouvons pas, et par conséquent sommes régulièrement tentés de compléter ce qui manque par des raisonnements logiques, des hypothèses.
En fait je relativise moi-même la valeur de mon travail: je suis parfaitement conscient qu'il suffit d'une seule nouvelle découverte pour remettre en cause un raisonnement que j'ai pu émettre et qui semblait jusqu'alors logique. On dira alors que j'avais raisonné en l'absence d'information fiable, donc de façon non rigoureuse.

A+

Patrice

Re: Le travail de l'historien : comprendre plutôt que juger

MessagePosté: Sam 26 Sep, 2009 13:11
de Séléné.C
Colette a écrit:Selon moi le travail de l’historien est l’étude des événements du passé : sa tâche est de rapporter des faits en les classant de façon chronologique ... "L'histoire n'est que la géographie dans le temps, comme la géographie n'est que l'histoire dans l'espace" (Elisée Reclus).

Trop encyclopédique pour moi...
J'aime le mot "humain" dans "sciences humaines" :wink:
(mais pas trop, quand même, rassure-toi, Patrice!)
(Au fait, j'ai reçu ton livre... J'ai trop de boulot en ce moment, mais je le commence bientôt.Pour le moment j'ai feuilleté... Merci à l'auteur !)

Le charme de l'Histoire, c'est pour beaucoup de comprendre le passé...
La démarche de l'historien ? Un mélange de beaucoup de disciplines, je dirais... Selon les moyens à disposition

Re: Le travail de l'historien : comprendre plutôt que juger

MessagePosté: Sam 26 Sep, 2009 14:11
de André-Yves Bourgès
Patrice a écrit:Ce que je voulais dire c'est que pour moi, dans un domaine comme le notre, travaillant dans l'Histoire ancienne et médiévale, la logique l'emporte le plus souvent sur la rigueur car pour être rigoureux au sens strict, il faut des sources, nombreuses. Il faut faire du quantitativisme comme on le fait pour les époques modernes et contemporaines. Nous ne le pouvons pas, et par conséquent sommes régulièrement tentés de compléter ce qui manque par des raisonnements logiques, des hypothèses.


Re,

J'avoue ne pas partager ce néo-positivisme quantitativiste :evil: :evil: :evil: (merci d'excuser ce jargon :oops: ) ; d'ailleurs, c'est un statisticien (et quel statististicien !), Alfred Sauvy, le fondateur de l'INED, qui a dit un jour à propos de l'histoire quantitative : "Plus on compte et moins bien l'on compte, car on ne compte jamais tout".

En fait je relativise moi-même la valeur de mon travail: je suis parfaitement conscient qu'il suffit d'une seule nouvelle découverte pour remettre en cause un raisonnement que j'ai pu émettre et qui semblait jusqu'alors logique. On dira alors que j'avais raisonné en l'absence d'information fiable, donc de façon non rigoureuse.


Nous sommes bien d'accord sur ce point. :D

AYB

Re: Le travail de l'historien : comprendre plutôt que juger

MessagePosté: Sam 26 Sep, 2009 16:02
de Colette
Lorsque que je pense au travail d'un historien je ne peux m'empècher de le comparer, à tort ou à raison, à celui d’un détective : le mot histoire ne signifie-t-il pas en grec "enquète" ? C'est pourquoi je crois que les historiens doivent surtout dégager des faits à partir de documents d’archives ou de témoignages.

Re: Le travail de l'historien : comprendre plutôt que juger

MessagePosté: Sam 26 Sep, 2009 16:46
de André-Yves Bourgès
Colette a écrit:Lorsque que je pense au travail d'un historien je ne peux m'empècher de le comparer, à tort ou à raison, à celui d’un détective : le mot histoire ne signifie-t-il pas en grec "enquète" ? C'est pourquoi je crois que les historiens doivent surtout dégager des faits à partir de documents d’archives ou de témoignages.


Votre comparaison me paraît très adéquate, Colette, même si le travail de l'historien dépasse sans doute la seule dimension de l'enquête ; en tout cas, elle convient au paléo-positiviste que je suis encore par bien des côtés (mais je me soigne :P ). D'ailleurs le détective et l'historien ont recours tous les deux au questionnement conservé par une formule mnémotechnique (QUIS, QUID, UBI, QUIBUS AUXILIIS, CUR, QUOMODO, QUANDO ?) inspirée du fameux hexamètre de Quintilien.

AYB

A propos de la morale en histoire

MessagePosté: Sam 26 Sep, 2009 16:52
de Muskull
André-Yves Bourgès a écrit:Gide disait que "ce n'est pas avec de bons sentiments qu'on fait de la bonne littérature" et cette remarque vaut certainement pour le travail de l'historien. Je citerai quelques lignes de Pierre Nora dans un exercice académique obligé, le discours sur la Vertu :

"Chacun mesure ici le péril vers lequel nous nous acheminons allègrement. Il est double. Celui d’une relecture de l’histoire du seul point de vue moral, ce jugement moral où Marc Bloch voyait le pire ennemi de l’historien. Celui d’une criminalisation générale du passé, surtout national, qui constituerait comme essentiellement coupable notre identité historique. Est-ce acceptable, est-ce vivable ? Et n’est-ce pas le moment de s’écrier : « Ô vertu, que de crimes on commet en ton nom ! »".

Puisque l'on est dans les citations je propose celle-ci:
" Si ce que j’ai dit n’était pas assez clair, ce que je crains, je te ramènerais à l’endroit où j’ai commencé cette séquence de pensées - Je veux dire où j’ai commencé à voir comment l’homme fut formé par les circonstances - et que sont les circonstances sinon des pierres de touche de son cœur ? - Et que sont ces pierres de touche sinon les épreuves que subit son cœur ? - Et que sont les épreuves que subit son cœur, sinon les évènements qui fortifient ou retouchent sa nature ? Et sa nature retouchée qu’est-elle sinon son âme ? - Qu’était son âme avant de venir en le monde, avant de connaître ces épreuves, ces retouches, ces perfectionnements ?
Une intelligence sans identité - Et comment cette identité s’est-elle formée ? Par le véhicule du Cœur. Et comment le cœur peut-il devenir Véhicule sinon dans un monde de circonstances ? - Là, maintenant, je pense que parti comme je suis avec la Poésie et la Théologie, tu peux me remercier que ma plume ne soit pas plus prolixe.
John Keats, lettre à son frère, 18 mars 1819.

Simplement pour signaler que cette dimension dans la recherche historique ("les circonstances") existe de tous temps chez les auteurs, l'on peut nommer cela 'morale', mysticisme ou autrement.
Tolstoï que cite Patrice plus haut avait ce genre d'interrogation sur l'histoire ainsi que bien d'autres...
De nombreux témoins visuels du même évènement ont une narration différente et parfois contradictoire et en histoire si l'on peut se rapprocher de la "réalité historique" par des témoignages concordants, il y aura toujours doute sur les véritables évènements car la subjectivité humaine est plus puissante que son objectivité. :wink:

Re: Le travail de l'historien : comprendre plutôt que juger

MessagePosté: Sam 26 Sep, 2009 17:47
de André-Yves Bourgès
Salut ami Muskull,

J'ignorais que Keats avait été historien :wink: !

Outre Serge Lapierre, pour une contribution sur les sophistes grecs, j'ai cité Marc Bloch et Pierre Nora, qui sont des historiens. Patrice me répond par le truchement de Tolstoï et toi par celui de Keats... Bon, je me suis encore trompé de fil de discussion :evil: :twisted:

AYB

Re: Le travail de l'historien : comprendre plutôt que juger

MessagePosté: Sam 26 Sep, 2009 17:52
de Patrice
Salut,

J'avoue ne pas partager ce néo-positivisme quantitativiste :evil: :evil: :evil: (merci d'excuser ce jargon :oops: ) ; d'ailleurs, c'est un statisticien (et quel statististicien !), Alfred Sauvy, le fondateur de l'INED, qui a dit un jour à propos de l'histoire quantitative : "Plus on compte et moins bien l'on compte, car on ne compte jamais tout".


Je t'avoue franchement que je ne le partage pas non plus. Du moins pas tout à fait. C'est d'ailleurs bien pour ça que je n'ai pas vraiment ma place à l'université, où maintenant, même pour le Moyen Âge, on en est à compter les poules dans les basses cours. C'est intéressant en soit, pour connaître le niveau de vie des gens, mais moi ça me laisse froid. Savoir combien de poules le fermier avait dans sa ferme au XIVe siècle ne me dit rien sur ce qu'il pensait.
C'est bien pour ça que je préfère être plus logique et un peu moins rigoureux.

A+

Patrice

Re: Le travail de l'historien : comprendre plutôt que juger

MessagePosté: Sam 26 Sep, 2009 17:57
de Patrice
Re-

Outre Serge Lapierre, pour une contribution sur les sophistes grecs, j'ai cité Marc Bloch et Pierre Nora, qui sont des historiens. Patrice me répond par le truchement de Tolstoï et toi par celui de Keats... Bon, je me suis encore trompé de fil de discussion :evil: :twisted:


Tu as tort de te fâcher. As-tu lu Guerre et paix justement? Parce que s'il y a bien un personnage central dans ce roman, c'est l'Histoire, et Tolstoï se livre dans les derniers chapitres à une vaste réflexion sur le travail de l'historien, qui préfigure la pensée marxiste, avec son idée de mouvements inexorables des masses qui font que quels que soient les leaders, les rois, les présidents, les événements sont finalement incontournables. Pour bâtir son récit, Tolstoï s'est justement appuyé sur l'ensemble des historiens ayant écrit sur la période, russes, français et allemands, et c'est en voyant les divergences entre ceux-ci que ses idées lui sont venues.
M'est avis que Marc Bloch l'a nécessairement lu, justement.

A+

Patrice

Re: Le travail de l'historien : comprendre plutôt que juger

MessagePosté: Sam 26 Sep, 2009 18:05
de Colette
André-Yves Bourgès a écrit:
Colette a écrit:Lorsque que je pense au travail d'un historien je ne peux m'empècher de le comparer, à tort ou à raison, à celui d’un détective : le mot histoire ne signifie-t-il pas en grec "enquète" ? C'est pourquoi je crois que les historiens doivent surtout dégager des faits à partir de documents d’archives ou de témoignages.


Votre comparaison me paraît très adéquate, Colette, même si le travail de l'historien dépasse sans doute la seule dimension de l'enquête ; en tout cas, elle convient au paléo-positiviste que je suis encore par bien des côtés (mais je me soigne :P ). D'ailleurs le détective et l'historien ont recours tous les deux au questionnement conservé par une formule mnémotechnique (QUIS, QUID, UBI, QUIBUS AUXILIIS, CUR, QUOMODO, QUANDO ?) inspirée du fameux hexamètre de Quintilien.

AYB


En citant Hérodote,
" c’est l’exposé de [mon] enquète pour empècher que le passé des hommes ne s’oublie avec le temps et pour éviter que d’admirables exploits, tant du còté des Grecs que de celui des Barbares, en perdent toute célébrité, pour établir, enfin et surtout, la cause de la guerre qu’ils se sont livrée ",
les retombées sociales du travail de l'historien sautent aux yeux : la fonction de l’historien est d’entretenir le souvenir des événements passés et d'en élucider le déroulement ... La transmission d'une mémoire va en effet au-delà de la seule dimension de l'enquète.

Re: Le travail de l'historien : comprendre plutôt que juger

MessagePosté: Sam 26 Sep, 2009 18:47
de Muskull
André-Yves Bourgès a écrit:Salut ami Muskull,

J'ignorais que Keats avait été historien :wink: !

Outre Serge Lapierre, pour une contribution sur les sophistes grecs, j'ai cité Marc Bloch et Pierre Nora, qui sont des historiens. Patrice me répond par le truchement de Tolstoï et toi par celui de Keats... Bon, je me suis encore trompé de fil de discussion :evil: :twisted:

Ah la valse des étiquettes ! Untel poète ne peut être ni philosophe ayant un regard sur l'histoire qu'on lui a apprit, un autre, romancier, ne peut non plus être historien parce que son questionnement sur "l'âme russe" n'est que sentimentale. Faut-il avancer dans la connaissance de l'histoire avec des fondamentalistes qui nieraient par exemple que Zola n'est pas historien de son époque et que dans ses analyses il avait aussi une connaissance historique des époques antérieures sur laquelle il basait son jugement ?
Témoin mais pas historien, okaydoky, il y a les spécialistes et les autres qu'on ne lit pas. Système de caste dirais-je.
Système reconnu par l'histoire comme immobilisme.