Page 1 sur 3

An den koz dall / Le vieillard aveugle

MessagePosté: Mer 04 Jan, 2006 23:24
de Taliesin
"Yann ar Gwenn (1774-1849), le plus célèbre compositeur-paysan dont on ait gardé le souvenir en Trégor, était aveugle. C'est la nuit que la plupart des artistes populaires que j'ai connu se remémoraient leurs chansons ou en 'levaient' de nouvelles. Je pense aussi aux bardes professionnels des îles de l'ouest de l'Ecosse, décrits par Martin Martin à la fin du 17ème siècle, qui s'allongeaient dans le noir, portes fermées, enveloppés dans un plaid qui leur couvrait entièrement la tête. Ou aux assemblées de poètes irlandais, au 17ème siècle, pendant lesquelles chaque concurrent composait étendu sur un lit dans une cellule sans fenêtre. C'était, pour autant qu'on le sache, la technique des anciens bardes eux-mêmes." (Donatien Laurent, La nuit celtique, p. 127-128)

"La maison que s'est fait construire Yann ar Gwenn avec le produit de ses vers est totalement isolée. Une forêt de pins la domine et sert de promenade au vieux poète qui y passe souvent de longues heures. Deux fois par jour l'eau descend à dix ou douze mètre plus bas. L'aveugle écoute le bruit qu'elle fait en se brisant ou en glissant légèrement le long du rivage et il apprend par elle où en est le soleil. La maison est sans fenêtre. Comme son maître, elle est étrangère à la lumière du jour." (Prosper Saint Germain, cité par Daniel Giraudon, Chansons populaires de Basse-Bretagne sur feuille volante, p. 47)

"C'est un vieillard aveugle, ce pauvre vieillard couvert de guenilles est horrible à voir : quand il chante, sa bouche se tord en une affreuse grimace et ses yeux voilés d'une membrane blanchâtre, roulent dans leurs orbites comme des yeux de pigeon" (Luzel, cité par Daniel Giraudon)

Ce vieillard aveugle, est-ce que ce ne serait pas Gwenc'hlan, dont le nom "malade béni" semble aussi indiquer une maladie des yeux ? Gwenc'hlan est connu en Bretagne depuis au moins le 15ème siècle, où un poème en vers lui est consacré (An Dialog etre Artur, roe d'an Bretouned ha Guinglaff). Guinglaff, reclus dans une forêt non loin du Mené-Bré, et vivant de feuilles et de racines, est, par la grâce de Dieu, doué du don de prophétie. Arthur le capture et le force à prédire l'avenir. Cela rappelle étrangement les démélés de Merlin avec le roi Rodarchus dans la Vita Merlini de Geoffroy de Monmouth, dont s'est peut-être inspiré l'auteur breton anonyme de ce poème. A moins qu'il ne s'agisse d'une source commune.

D'ailleurs, une tradition bretonne relie clairement Gwenc'hlan et Merlin : "Klevout a ris komz eus Merlin gozh. Hemañ oa un den brudet, barzh, diouganer, achantour, ha bevañ a reas war Menez Bre, pa oa deuet war an oad" "J'entendis parler du vieux Merlin. Celui-ci était un homme célèbre, barde, devin, enchanteur et il vécut sur le Méné-Bré quand il devint agé"

Est-ce Gwenc'hlan, le vieillard aveugle de la gwerz recueillie par Jean-Marie de Penguern vers 1830 en Trégor ? C'est ce que pense Donatien Laurent en tout cas.

an den koz dall

1. mallos d’an de, mallos d’an nos
d’an douar a d’an env mallos
Maudit soit le jour, maudit soit la nuit,
que la terre et le ciel soient maudits


2. a dreist oll mallos d’ar môr
a tollas he spoum en arvor
Et surtout maudit soit la mer
qui jeta son écume sur le rivage


3. kredin c’hanon ne c’houllent ket
breman kredont pa e digoet
Ils ne voulaient pas me croire
Maintenant ils croient, puisque c'est arrivé


4. an den koz dall var he varc’h gwen
hag he vab krog er c’hanaben
Le vieillard aveugle sur son cheval blanc
Et son fils tenant le licou


5. voant vont o taou war ar mes
da klask plas d’ober tiegez
s'en allaient tous deux par la campagne
chercher une place pour leur maison



6. dre ma pellae deus he vro
an den koz dall skuille daero
A mesure qu'il s'éloignait de son pays,
Le vieil aveugle versait des larmes


7. eun tra poanius e da beb oad
nem distaga deus bro an tad
C'est chose pénible à tout âge
que de quitter le pays du père


8. en arvor neus mert an halek
a kav en peb douar he bleg
Sur la côte, il n'est que le saule
qui s'adapte à toute terre


9. va mab lavar din a breman
en pelec’h e momp-ni aman ?
Mon fils, dis-moi maintenant,
où sommes-nous ici ?


10. tawet an avel, tom an eol
stag ar marc’h ouz eur gruien teol
Le vent est tombé, le soleil est chaud.
Attache le cheval à une racine de parelle.



11. - teol aman neus a nep tu
oll na welan ken ne mert burlu
De parelles, il n'y en a nulle part
Partout je ne vois que digitales


12. - pelloc’h ! pelloc’h ! me an den dall
douar burlu zo douar fall
Plus loin, Plus loin : dit le vieil aveugle,
Terre à digitale est mauvaise.


13. pa weli burlu pe raden
ne sav ket da di en kichen
Quand tu verras digitale ou fougère,
Ne bâtis pas ta maison là


14. - essoc’h a vi, va kred er vad
mesk an askol ag al linad
Tu seras mieux, crois-moi bien
Parmi les chardons et l'ortie


15. an douar en deus hon ganet
gant an douar omp oll maget
La terre nous a engendrés,
Par la terre nous sommes nourris


16. pini an dra genta va mab
dle d’ober eul labourer mad ?
Quelle est la première chose, mon fils
Que doive faire un laboureur ?


17. - hadet a dreuz hadet a c’hed
lec’h ma vo teil a vo ed
Semer en large, semer en long
Là où il y aura du fumier, il y aura du blé


18. an dra genta zo kaout teil
- holla ta ! honez zo an eil
L'essentiel est d'avoir du fumier
Mais non ! c'est la seconde des choses


19. an dra genta zo ar c’hleunia
hep ar c’hleunio na po netra
La première est de faire des talus.
Sans talus, tu n'auras rien


20. mar lesez te ta park dior
dal loened goe, d’an avel-môr
Si tu laisses ton champ ouvert
Aux bêtes sauvages et au vent de mer


21. ar pez a vano d’id ebars
na kargo ket ialc’hik ar varz
Ce qui t'y restera
Ne remplira pas la bourse du barde


22. arog ar goan vo aret
gant an adach na hasti ket
Avant l'hiver on labourera
Pour les semailles tu ne te presseras pas



23. ar gwinis penivit he vez
a divoanfe en eun nosvez


24. da anter noz dastum an had
goude lugerno an tantad
A minuit récolte les grains
Ensuite le brasier brillera


25. a me lar d’id bean e spou
irvin kement ag ar podou


26. mallos d’an hincho miliget
a da kement o deuz int groet
Malheur aux routes maudites
Et à ceux qui les ont faites


27. pa vo komeret war pep lec’h
d’ober hincho a deui nec’h
Quand on aura décidé en tout lieu
de faire des routes, viendra du souci


28. pa vo kemeret war pep plas
d’ober hinchô a deui c’hlas
Quand on aura décidé en chaque place
De faire des routes, viendra du mal


29. neuze deui an togo gwen
hag an trubuil hag an anken
Alors viendront les chapeaux blancs
Et le trouble et l'angoisse


30. hep tale koeo noz tewal
hag e c’heio ar bed da fall
Sans tarder tombera la nuit sombre
Et le monde ira à mal


Il y a un autre aveugle célèbre à qui une chapelle est dédiée au sommet du Méné-Bré :

Riwanon à Hoarvian : "si tu as engendré en moi un fils, je prie Dieu tout-puissant de faire qu'il ne voie jamais la lumière humaine !"

Hoarvian à Riwanon : "....S'il doit être privé de la vue humaine, qu'il plaise à Dieu tout-puissant de lui faire contempler dans les cieux les réalités célestes !..."

Tout comme Gwenc'hlan, saint Hervé devient devin par la grâce de Dieu. Son père Hoarvian était barde du roi franc Childebert, et Hervé est devenu en Bretagne le saint patron des musiciens et des chanteurs.

Le barde, aveugle et devin, était une tradition très bien ancrée en Bretagne jusqu'au 19ème siècle.

Voilà, j'ai fini pour ce soir. Si les spécialistes de la littérature irlandaise et des mythologies pouvaient nous parler des druides aveugles et de la cécité dans les traditions IE, histoire de faire le lien avec les survivances populaires contemporaines (ou presque), ça changerait de l'OBOD. :wink:

MessagePosté: Jeu 05 Jan, 2006 0:19
de Professeur Cornelius
Beau défi, Taliesin ! Et beau sujet aussi.
J'ai beaucoup aimé le poème, jusqu'au vers 5, que tu traduis élégamment par "j'ai la flemme de continuer ma traduction
Après tout, chacun peut apprendre le breton
" :wink:
Après, j'ai du mal...

Il existe en effet au moins un druide aveugle dans les textes irlandais. C'est Dil Maccu Crecga d'Osraige, qui prédit la mort d'Eogan, fils de Oilill roi de Munster avant la bataille de Mag Mucrama. Connaissant la mort prochaine d'Eogan, il l'incite à coucher avec sa fille Moncha, d'où naîtra Fiacha Tête-Plate.

Certains disent que Mog Ruith, le grand druide de Munster, adversaire du roi Cormac (dans le Forbuis Druim Damhghaire), était aveugle également. Mais je n'ai pas trouvé cette particularité dans le texte lui-même.

Une autre tradition cite Dallan, druide envoyé par Eochaid roi d'Irlande, pour tenter de retrouver Etain qui avait été enlevée par le dieu Midir. Dallan a évidemment pour étymologie "dall", "aveugle".

C'est tout ce qui me vient à brûle-pourpoint, comme ça.

MessagePosté: Jeu 05 Jan, 2006 0:27
de Professeur Cornelius
Sinon, une recherche sur Google permet de trouver ça :

Au Metropolitan Museum de New York, on peut voir une statuette datant d'environ six mille ans et représentant un barde aveugle. Si cette tradition vient surtout de divers pays méditerranéens, les bardes aveugles chantant des poèmes épiques existaient aussi en Ukraine. L'ère stalinienne a failli faire disparaître ces kobzari (c'est ainsi qu'on les nomme là-bas), les accusant d'être des «parasites» et des «ennemis du peuple». Heureusement, certains ont fui loin du carcan soviétique.

http://perso.wanadoo.fr/olehanna/

Pour terminer ce court résumé de la chanson folklorique Savoyarde, il nous reste à citer parmi les auteurs Savoyards connus: le barde aveugle Collombat (1820-1865) qui composa des chansons en patois, et Nicolas Martin, qui édita un recueil de " Noëls Savoyards " en 1955.

http://allobroge.folksavoyard.club.fr/C ... toire.html

Sur l'Arbre, il y a ça :
http://forum.arbre-celtique.com/viewtop ... 1901#31901

Sans oublier l'article de Françoise Le Roux : - Le guerrier borgne et le druide aveugle - La cécité et la voyance (Ogam XIII, 1961)

MessagePosté: Jeu 05 Jan, 2006 8:22
de Muskull
La tradition veut qu'Homère ait été aveugle. Deux éléments dans les textes homériques appuient cette thèse. Tout d'abord, l'aède Démodocos, qui apparaît dans l'Odyssée pour chanter des épisodes de la guerre de Troie, est aveugle. Ensuite l'auteur de l'Hymne homérique à Apollon Délien (à l'époque attribué à Homère) déclare à son propre sujet : τυφλὸς ἀνήρ, οἰκεῖ δὲ Χίῳ ἔνι παιπαλοέσσῃ (« c'est un aveugle, qui réside à Chios la rocailleuse »).

Martin P. Nilsson remarque cependant, dans Homer and Mycenæ (1933), que dans certaines régions slaves, les bardes sont rituellement qualifiés d'« aveugles ». La perte de la vue est supposée stimuler la mémoire. De plus, symboliquement, l'aveugle est, dans les civilisations antiques, celui qui voit l'invisible transcendant et ne peut voir le visible immanent. C'est une incarnation de l'idée d'inspiration divine. Tirésias ou Œdipe en sont représentatifs : le premier reçoit la cécité en malédiction et le don divinatoire en compensation. Le second perd la vue quand il se met à voir la vérité et accède à une forme de sainteté. Il est probable que la cécité d'Homère soit de ce type.

http://fr.wikipedia.org/wiki/Hom%C3%A8re

Un autre site, plus pour Lopi. :wink:
http://www.snof.org/histoire/grece.html

Autre aveugle / voyant :
Cependant Tirésias était aveugle, et les mythologues donnent plusieurs causes à cette triste infirmité. Selon les uns, les dieux l'avaient rendu aveugle, parce qu'ils lui en voulaient de révéler aux mortels des secrets qu'ils auraient voulu garder pour eux ; selon d'autres, cette cécité avait une bien plus extraordinaire origine.

Un jour Tirésias ayant rencontré, sur le mont Cyllène, deux serpents entrelacés, les sépara avec son bâton ; et aussitôt il devint femme ; au bout d'un certain temps, il rencontra les deux mêmes serpents encore entrelacés, et il reprit sa première forme. Or, comme il avait connu les deux sexes, il fut choisi pour juge d'un différend qui s'éleva plus tard entre Zeus et Héra. Il s'agissait de savoir qui, de la femme ou l'homme, prenait le plus de plaisir au sexe. Zeus affirmait que c'était la femme, Héra l'homme. Tirésias était donc, par sa double expérience, capable de répondre. Il donna cependant tort à la déesse, qui en fut si irritée qu'elle le priva de la vue ; il en fut dédommagé par le don de prophétie qu'il reçut de Zeus. Du reste, Athéna lui donna un bâton avec lequel il se conduisait aussi facilement que s'il avait eu d'excellents yeux.

http://fr.wikipedia.org/wiki/Tir%C3%A9sias

MessagePosté: Jeu 05 Jan, 2006 13:08
de Taliesin
Penaos 'mañ ar bed ganeoc'h ? :D

Autres druides aveugles : Lugaid, frère du roi du Connaugt Aillil, était un poète aveugle. C'est lui qui tue Fergus d'un coup de lance. (Les Druides, p. 149)
Concernant Mog Ruith, Guyonvarc'h cite de l' Inteachta Moighi Ruith "Les aventures de Mog Ruith" : Il demeura trois ans chez Simon. Et voici qu'il s'éborgna en abattant un veau dans les montagne des Alpes, dans la grande neige ; il s'aveugla l'autre oeil en arrêtant le soleil pendant deux jours à Darbre, si bien que de deux jours il en fit un et il se mutila un oeil si bien qu'il fut aveugle"

Petite question au passage : qu'est-ce que Mog Ruith faisait dans les Alpes ?

Sinon, dans la mythologie germanique, Odin abandonne un oeil en échange du don de voyance.

Autre borgne, le romain Horatius Cocles, que Dumézil rapproche d'Odin (Mythe et épopée, p. 451-456). Mais, à priori, pas de don de voyance chez Horatius.

Intéressant, ces bardes aveugles en Ukraine et en Savoie.

Par contre, il semble qu'il ne susbiste aucun témoignage antique de bardes aveugles sur le continent.

MessagePosté: Jeu 05 Jan, 2006 13:15
de Muskull
Lugaid, frère du roi du Connaugt Aillil, était un poète aveugle. C'est lui qui tue Fergus d'un coup de lance.

C'est pas gentil ! Pauvret Fergus... :cry:
Petite question au passage : qu'est-ce que Mog Ruith faisait dans les Alpes ?

Cherchait le petit d'une vache mauve ? :oops:
Par contre, il semble qu'il ne susbiste aucun témoignage antique de bardes aveugles sur le continent.

Homère c'est un peu comme un barde non ?
Pi y'a saint Hervé et son leu...

Je vais fouiner aussi. :wink:

MessagePosté: Jeu 05 Jan, 2006 13:31
de Taliesin
Oups, je me suis mal exprimé, je voulais dire : il semble qu'il ne subsiste aucun témoignage antique de bardes aveugles en Gaule.

Pour Hervé, on est au haut Moyen Âge : 6ème siècle.

Sinon, mis à part le Savoyard Collombat et les Bas-Bretons, est-ce qu'on aurait d'autres chanteurs aveugles dans les traditions populaires de la France profonde ? (autre que Gilbert Montagné, SVP)


Quand j'ai cinq minutes, je finis ma traduc, promis :wink:

MessagePosté: Jeu 05 Jan, 2006 16:16
de Professeur Cornelius
Petite question au passage : qu'est-ce que Mog Ruith faisait dans les Alpes ?
(...)
Intéressant, ces bardes aveugles en Ukraine et en Savoie
.

Peut-être que Mog Ruith allait fonder un Ordre de bardes aveugles en Savoie ?

J'avais oublié l'épisode de Lugaid.

MessagePosté: Jeu 05 Jan, 2006 17:02
de Patrice
Salut,

Selon Dottin, dans les contes irlandais, le Dal Glic est un vieillard aveugle toujours très rusé qu'il faut consulter avant de faire quoi que ce soit. Il faut aussi s'en méfier.

A+

Patrice

MessagePosté: Jeu 05 Jan, 2006 18:12
de Professeur Cornelius
Extrait de :
LE GUERRIER BORGNE ET LE DRUIDE AVEUGLE
LA CECITE ET LA VOYANCE

par Françoise LE ROUX, in Ogam XIII, n° 74-75, 1961


I. Le jeu guerrier et la cécité occasionnelle

(…)

II. La cécité druidique

Si le Dagda n'est ni aveugle ni borgne, il ne faudrait pas se hâter d'en conclure à un défaut organique de la structure celtique. La guerre n'est qu'un des aspects de son activité et la cécité n'est pas que guerrière. Il est d'autres personnages mythiques ou légendaires qui sont borgnes ou aveugles en ses lieu et place.
Dall "aveugle" ou le diminutif Dallan "petit aveugle" est en effet le nom de quelques figures remarquables de la littérature irlandaise. C'est ainsi que le conteur (scelaige) de Conchobar s'appelle Feidlimid mac Daill "fils de l'aveugle" dans le récit du Longes mac nUislenn ou "exil des fils de Uisliu". C'est aussi le nom du druide Dalan qui, dans le Tochmarc Etaine ou "Courtise d'Etain" est le seul érudit capable, avec ses baguettes d'if et ses ogams, de retrouver le reine que les gens du sidhe ont enlevée. Il est question, jusque chez Keating, d'un Dallan, docteur de Cearbhall, roi de Musnter, et nous ne devons pas oublier Dall Mathgamhna "l'aveugle de Mathgamain", auteur de la plainte funèbre du roi de Munster Mathgamain, non plus que Dallan Forgaill, à qui revient le mérite du panégyrique de Columcille.
Si dall "aveugle" est un élément de vocabulaire pan-celtique, il ne nous semble guère courant en anthroponymie brittonique. Mais l'Irlande possède des exemples qui vont de l'hydronymie à l'oronymie, sans omettre l'anthroponymie. Si, d'autre part, ces n'étaient, comme le sont maintenant presque tous les éléments de l'onomastique moderne, que des formes figées transmises de génération en génération, le dossier ne vaudrait pas la peine d'être ouvert. Mais ce n'est pas le cas puisque les personnages qui les portent sont mythiques ou légendaires. Nous devons les considérer comme autant de présomptions d'une qualité inhérente aux porteurs et a priori tout druide ou file nommé Dall ou Dallan est aveugle. Cela ne signifie naturellement pas que tous les druides ou tous les filid ont été aveugles, mais bien plutôt qu'à l'ensemble de la cécité héroïque réservée en fait à Cuchulainn et à Lug, la cécité druidique a été accordée à un petit nombre de druides exceptionnels.
Nous connaissons en outre quelques cas (et ce sont peut-être les plus intéressants ou les plus significatifs), où la cécité n'est pas révélée par le nom mais par le texte, la description elle-même. Dans le récit du Cath Mhucramha ou "Bataille de Mucrama" le druide Dil qui présida à la naissance du grand roi Fiacha Muillethan a droit à cette mention : drui side is é dall "il est druide et aveugle". Tout aussi typique est le cas du frère d'Ailill, roi du Connaught. C'est lui qui accompagne, partout où il va, le roi d'Ulster dans son exil et, nous dit le Aided Fergusa ou récit du "Meurtre de Fergus" :

"Trente centaines était le nombre des exilés et l'homme qui était avec lui dans la suite d'Ailill était Lugaid, le poète aveugle ([i]dallécès), c'est-à-dire que ce Lugaid était frère d'Ailill[/i]".

A la fin du même récit, circonvenu par Ailill que la jalousie dévore, ce poète aveugle accomplit un exploit peu courant pour un infirme : il tue, d'un coup de lance infaillible, Fergus qui venait de jouir trop ouvertement des faveurs de la reine Medb. "La cécité est ainsi un renforcement de voyance. C'est paradoxalement parce qu'il est aveugle que ce Lugaid ne manque jamais son coup", a noté le traducteur. C'est bien de cela qu'il s'agit en effet, mais Lugaid, au nom théophore (c'est celui du dieu Lug), poète armé et aveugle, a tout du file, du druide…
Une des meilleurs places dans l'ordre de la cécité sacerdotale appartient sans conteste à un des substituts ou prolongements du Dagda, Mog Ruith, le druide à la roue, dont les aventures donnent à réfléchir :

"Il demeura trois ans chez Simon. Et voici qu'il s'éborgna en abattant un veau dans les montagnes des Alpes, dans la grande neige ; il s'aveugla l'autre œil en arrêtant le soleil pendant deux jours à Darbre, si bien que de deux jours il en fit un, et il se mutila un œil, si bien qu'il fut aveugle."

Nous avons là la cécité dans son principe absolu, comme chez Lugaid. Elle ne nous permet pas d'expliquer ou d'interpréter les deux phases de l'aveuglement. Mais telles qu'elles se présentent, dans le cycle de Mog Ruith, au retour du séjour chez Simon le Magicien, ces phases appartiennent à un processus d'initiation au terme duquel le druide retourne à sa résidence irlandaise, Darbre, qu'il ne quittera plus désormais.
Un texte peu connu nous prouve que la cécité était un fait de structure parfaitement compris et utilisé. C'est, dans le récit du Tromdamh Guaire ou "la lourde compagnie de Guaire" (allusion à la charge écrasante que constituait pour les princes irlandais l'entretien de nombreuses troupes de filid, errantes et exigeantes), la relation des derniers faits et gestes de Dallan Forgaill, après une satire injustifiée contre un roi qui n'avait pas fait droit à une requête exorbitante :

"Ils n'étaient pas loin de la ville quand Dallan dit aux docteurs : "je suis étonné," dit-il, "de ce que disent les fragments des récits car, qui que ce soit qui ait arrangé les satires, ce qu'ils racontent est convenable. Je crois qu'auparavant il n'a pas été fait de satire bien ordonnée. Et ce que moi-même j'ai fait, ce sont de mauvais morceaux de satire. Je me trouve cependant mieux de les avoir faits, car en venant à cette ville je n'avais pas un œil et maintenant j'ai deux bons yeux."
"Ô roi des docteurs," dirent-ils, "c'est une bonne nouvelle que tu nous donnes, mais nous n'y croyons pas facilement". "C'est vrai", dit Dallan. "Si cela est vrai," dirent les docteurs, "explique nous ce qu'il y a sur la route, devant et derrière toi". "Il y a," dit-il, "deux fois neuf hommes qui viennent vers nous devant moi et neuf hommes derrière moi". "C'est vrai, ô roi des docteurs," dirent-ils. "Je ne sais pas si ce présage est un bien", dit Dallan, "car en réponse à ma question Columcille, fils de Feilem, m'a annoncé qu'il m'arriverait un signe extraordinaire avant ma mort. Ne serait-ce pas un signe remarquable pour moi, que d'être venu aveugle dans cette ville et d'avoir maintenant deux yeux ? Portez-moi près de chez moi".
Puis il fut conduit chez lui. Il fut alors trois jours et trois nuits en vie puis il trouva la mort
". (Ed. Maud Joynt, Mediaeval and Modern Irish Series II, Dublin, 1941, p. 7)

La marche des évènements est régressive, inverse de la progression qui marque l'initiation de Mog Ruith. Les pressentiments du file Dallan étaient juste car le recouvrement de la vue est, pour lui, le signe littéral de sa disqualification ; ce n'est pas seulement la prémonition de la mort physique, c'est la mort spirituelle, la déchéance dans ce qu'elle a de plus cruel : la perte du don de voyance, le retour aux vulgaires destinées humaines. La cécité complète est donc en soi une perfection garantie à ceux qui sont dignes du commerce avec les êtres divins. Elle ne peut être accordée à un druide ou à un file injuste, outrepassant ses droits.

III. La cécité maléfique

(…)


Selon le livre des Actes des Apôtres, Simon le Magicien voulut acheter à saint Pierre son pouvoir de faire des miracles (Actes, VIII.9-21), ce qui lui valut la condamnation de l'apôtre : « Que ton argent périsse avec toi, parce que tu as pensé acquérir avec de l'argent le don de Dieu ».
De son nom vient le mot « simonie ». (source : Wikipedia)

J'ajouterai que la mort physique est le symbole de la mort initiatique, car l'initiation est très souvent figurée par une mort suivie de renaissance. La cécité est donc, dans tous les cas cités (même celui de saint Hervé, sans doute), le symbole de la vision surnaturelle de l'Autre Monde. Même la cécité de musiciens, bardes, poètes ou chanteurs récents peut être considérée comme une survivance de ces anciennes croyances.

MessagePosté: Jeu 05 Jan, 2006 22:16
de Leucobena
Moins savante, mais plus poète, je vous la prête :

le luneux

© 1976 trad | adapt arr malicorne

je suis aveugle on me plaint
et moi je plains tout le monde
mes deux yeux ne sont plus pleins
car ils ont perdu leur bombe
dans un malheur comme le mien
tu t’en tu t’en tu t’en moques
la chandelle ne vaut rien

je me lève dès le matin
je m’en vais d’village en village
l’un me donne un bout de pain
l’autre un morceau de fromage
et quelque fois par hasard
un petit morceau de lard

je me moque du mercier
et de toutes ses cassettes
je n’use point de papier
encore moins de lunettes
j’ai pour peigne mes dix doigts
mes deux manches pour mouchoir

j’ai mon chien et mon bâton
mes deux compagnons fidèles
l’un me mène à tâtons
l’autre au bout d’une ficelle
n’aimeriez-vous pas bien mieux
ces deux guides que deux yeux

si jamais me venait un fils
dans cette agréable vie
je prierais bien le bon dieu
aussi la vierge marie
qu’ils lui crèvent les deux yeux
pour en faire un vieux luneux

le texte a été retrouvé en bas-poitou
la mélodie, amour et mantille, vient du berry.
J'vous l'aurais bien chantée, mais... j'ai pas les outils !

MessagePosté: Jeu 05 Jan, 2006 22:42
de Professeur Cornelius
L'ALPHABET

Un B avec un a fait Ba
Un B avec un é fait Bé
Un B avec un i fait Bi
Avec un o fait Bo
Ba bé bi ba bé bi bo
Un B avec un u
Ba bé bi bo bu

REFRAIN
En avant la grosse Hortense
Le long du mur boum, boum !
Ayez pitié messieurs, mesdames
Du pauvre aveugle qui ne voit rien
Prenez garde au tambour
Qui fait boum, boum, boum !
N'allez pas chez l'marchandd'vin
Qui fait le coin coin coin.

Un D avec un a fait Da
Un D avec un é fait Dé
Un D avec un i fait Di
Avec un o fait Do
Da dé di da dé di do
Un D avec un u
Da dé di do du

REFRAIN

" La Grosse Hortense ", chanson du folklore canadien


Moi je suis plutôt poète-poète.

MessagePosté: Jeu 05 Jan, 2006 23:24
de Taliesin
j'dirais plutôt : chanson du folklore québécois, tabernac !

d'ailleurs de nombreux québécois viennent du Poitou (haut ou bas ?) et de Bretaigne itou.

MessagePosté: Jeu 05 Jan, 2006 23:44
de Professeur Cornelius
Nos derniers bardes inspirés sont donc, outre Gilbert Montagné, messieurs Ray Charles et Stevie Wonder. C'est quand même pas rien !

MessagePosté: Ven 06 Jan, 2006 1:32
de Acollon de Gaule
Taliesin a écrit:j'dirais plutôt : chanson du folklore québécois, tabernac !

d'ailleurs de nombreux québécois viennent du Poitou (haut ou bas ?) et de Bretaigne itou.


Euh, loin de moi l'envie d'être hors-sujet, mais cette chanson "folklorique" la... et bien, pas dans mon répertoire.

Si elle est du folklore canadien, c'est à vérifier s'il ne s'agit pas des franco-manitobains ou des gens de l'Acadie, mais certainement pas du Québec! Du moins je l'espère très fortement. ;)

Et pour conclure cet "aparté" et sans aucune vulgarité bien sur:

Taliesin, il faut plutôt dire "tabarnak". ;)