Henri Martin a écrit:-----------LE MYSTERE DES BARDES.---Nous avons suivi jusque-là les croyances des Gaulois à travers les symboles et les mythes, ces voiles sous lesquels l’imagination des peuples naissants enveloppe les vérités métaphysiques et morales. Pour les idées qui regardent les destinées de l’homme, l’essence et le progrès de la vie dans l’univers, les rapports de l’Être Suprême avec les créatures, plus de mythes, plus d’obscurités. La pensée druidique, entrevue par les anciens, illuminée de bien des éclairs dans les poésies des bardes et les légendes gallo-kimriques, nous est aujourd’hui dévoilée. Nous possédons un livre où la tradition orale, conservée de génération en génération depuis bien des siècles, a été enfin secrètement fixée par l’écriture et mise en réserve pour la postérité ;
le Mystère des bardes de l’île de Bretagne ².
---2. Littéralement, l’ensemble des runes, des mystères (Cyf-rinac’h). Il nous importe de faire nous-même ici les réserves nécessaires sur ce livre, pour prévenir les objections. Après l’établissement du christianisme et l’abolition officielle du culte druidique chez les Kimris de la Grande-Bretagne, l’ordre des bardes, qui avait survécu aux druides, garda leur esprit et le fond de leurs croyances en les combinant avec ceux des éléments chrétiens qui n’y étaient pas inassociables. De là ce qu’on peut nommer le néo-druidisme enseigné dans les collèges bardiques, et, plus tard, dans les sociétés secrètes qui se maintinrent sous la conquête anglaise.
Le livre des Mystères, recueil de Triades, écrit à diverses époques dans le cours du moyen âge, renferme, dans sa partie la plus importante et la seule publiée, l’essence des doctrines qui soutinrent, durant de longues périodes de souffrance et de persécution, cette secte de poëtes métaphysiciens dont on retrouve la trace à l’état d’association mystique, au moins jusqu’au quinzième siècle. Maintenant, pour interpréter le druidisme primitif par le néo-druidisme, il faut une méthode prudente et circonspecte, la même que celle qu’on applique à l’interprétation des coutumes de la Gaule par les lois galloises, bretonnes, irlandaises ou écossaises. Seulement l’application, quoique portant sur des matières plus délicates encore, est peut-être plus facile ici parce que les éléments sont moins complexes. Ici, en effet, il n'y a aucun compte à tenir des Romains, des Germains, des Scandinaves, qui n'ont pas laissé la moindre trace dans le néo-druidisme : la tradition druidique n'a donc à compter qu'avec un seul élément étranger, le christianisme, et nous avons un moyen assuré de n'attribuer aux druides que ce qui leur appartient : c'est de restituer au christianisme tout ce qui, dans les Triades, peut se rapporter à la théologie chrétienne. On verra, par notre analyse, que, les principes chrétiens écartés, il reste, suivant l'expression du savant traducteur genevois, “ un système parfaitement original, ” système qui explique très clairement les indications des Grecs et des Latins, les allusions des plus anciennes poésies bardiques, et même certaines dispositions symboliques des pierres druidiques, et qui résume de longs âges de méditations poursuivies par tout un ordre de prêtres philosophes dans le silence des forêts saintes. ---La première Triade qui ouvre ce livre n'est rien moins que le
Ternaire divin des druides, d'où découle ce vaste système de la
triplicité sur lequel sont moulées toutes les institutions des peuples gaulois
1.
---Triade 1. Il y a trois unités primitives, et, de chacune, il ne saurait y avoir qu'une seule : un Dieu, une Vérité et un point de Liberté; c'est-à-dire le point où se trouve l'équilibre de toute opposition.
---Triade 2. Trois choses procèdent des trois unités primitives : toute vie, tout bien et toute puissance.
---Ainsi, Dieu ou l'Être existant par soi-même, Dieu-Vérité, Dieu-Liberté, voici la trinité druidique. Ainsi, le Dieu des druides est l'antithèse absolue du Dieu Destin ou Fatalité : Dieu est « ce que rien ne fait pencher de côté ou d'autre», et la « pierre de l'équilibre»
2 est le symbole du Dieu-Liberté. Les pierres muettes recommencent à parler pour nous.
---1. Le nombre trois domine tout chez les Gaulois : les trois cercles de l'existence, les trois ordres de la hiérarchie druidique, les trois classes de la nation, les Triades, où tous les enseignements sont distribués trois par trois, les tercets des chants bardiques, les trois rangs de la chevalerie. On retrouve ce nombre sacré dans les traditions particulières des diverses branches gaéliques et kimriques, comme dans les traditions générales de la race. ---On voit que la création est, aux yeux des druides, un acte libre et non une production fatale. On voit aussi de quelle haute origine procède l'indomptable esprit de la liberté gauloise.
---Dieu-Vérité-Liberté, définition sublime, mais incomplète : d'une part, l'Être existant par soi-même et la Liberté suprême, distingués ici comme deux hypostases différentes, sont une seule et même « personne divine »; de l'autre part, le principe de l'Amour est absent.
---Triade 12. Il y a Trois Cercles de l'existence : le cercle de la Région Vide (ou de l'infini) (
kylkh y keugant), où, excepté Dieu, il n'y a rien de vivant ni de mort, et nul être que Dieu ne peut le traverser; le cercle de Migration (
kylkh y'abred), où tout être animé procède de la mort, et l'homme le traverse; et le cercle de Félicité (kylkh y Gwynfyd), où tout être animé procède de la vie, et l'homme le traversera dans le ciel
1.
---Tout être, excepté Dieu, a eu un commencement, mais aucun être n'aura de fin (Triade 39). Tout être a reçu de Dieu une individualité absolument distincte de tout autre être, un influx ou génie propre 2, un principe propre de mémoire et de perception, une vocation personnelle (Triades 33, 34, 37).
---Mais l'être, au moment de sa création, n'a pas conscience de ces dons qu'il porte en lui à l'état latent. Il est créé au moindre degré de toute vie, dans
Annwfn (annoufen), l'abîme ténébreux, le fond d'
Abred. Là, enveloppé dans la Nature, soumis à la Nécessité, il monte obscurément les degrés successifs de la matière inorganique, puis organisée (Tr. 13, 14, 15). Sa conscience s'éveille enfin. Il est homme! « Trois choses sont primitivement contemporaines : l'homme, la liberté et la lumière » (Tr. 22)
3.
---1. Le monument d'Abury, en Angleterre, paraît avoir figuré les Trois Cercles.
---2. Awen. C'est le même mot qui désigne l'inspiration des bardes et des voyants. — “ Trois conditions nécessaires de l’awen, dit une des Triades qui enseignent les règles de la poésie : un œil qui sache voir la nature, un cœur qui sache sentir la nature, un esprit qui ose suivre la nature. ”
---3. “ Existant de toute ancienneté dans les océans, depuis le jour où le premier cri s'est fait entendre, nous avons été poussés dehors, décomposés et simplifiés par […].Histoire de France, Furne Libraire-Éditeur, Tome I, quatrième édition, 1865, 486 pages, p. 47.