Cnaeus Manlius Vulso est mis en accusation pour sa guerre contre les Galates (fin de l'été 188 av. J.-C.)
Après avoir mené les négociations de paix avec les Galates et les autres peuples vaincus, le proconsul Cnaeus Manlius Vulso revint Rome. Il fut alors entendu par le sénat, sur la convocation du préteur Servius Sulpicius Galba, pour faire le récit de son expédition. Au terme de celui-ci, le proconsul demanda officiellement qu'on rendit des actions de grâce aux dieux et à bénéficier des honneurs du triomphe. Contre toute attente, la plupart des commissaires qui l'accompagnaient s'y opposèrent résolument (Tite-Live, Histoire romaine, XXXVIII, 44).
Les deux principaux accusateurs étaient Lucius Furius Purpureo et Lucius Aemilius Paullus, deux hommes de grand renom (1). Tous deux reprochaient à Cnaeus Manlius Vulso d'avoir tout fait pour troubler la région en remettant en cause les conditions de paix fixées par son prédécesseur, Lucius Cornelius Scipio, immédiatement après la bataille de Magnésie du Sipyle (fin 190 av. J.-C.). Ainsi, contrairement aux engagements pris par Lucius Cornelius Scipio, Cnaeus Manlius Vulso ne cessa de provoquer Antiochos III Mégas et chercha même à l'attirer dans des pièges pour mettre la main dessus. Aussi, il attaqua des États vassaux de celui des Séleucides et entreprit la guerre galatienne (été / automne 189 av. J.-C.), sans en avoir obtenu l'autorisation du sénat. Ce faisant, il lui était fait reproche d'avoir très largement outrepassé ses fonctions, en vue de rançonner de nombreuses cités d'Asie et de briguer à divers honneurs (Histoire romaine, XXXVIII, 45-46). En outre, les exploits dont se vantaient le proconsul furent dénigrés par les commissaires Lucius Furius Purpureo et Lucius Aemilius Paullus. La plupart des peuples d'Asie qu'il subjugua étaient pacifiques, ou n'opposèrent aucune résistance. Les Galates quant à eux n'étaient plus vus que comme des Gaulois altérés, en raison de mélanges, de l'adoption de moeurs orientales et de la faible combativité dont ils firent preuve lors des deux batailles majeures de la campagne ; celle du mont Olympe et celle du mont Magaba. À ce titre, quel honneur y avait-il à vaincre ce peuple ? En revanche, lorsque les Romains se replièrent à travers la Thrace (hiver 188-187 av. J.-C.), Cnaeus Manlius Vulso ne fit preuve d'aucun talent particulier, si bien qu'il fut incapable d'éviter à ses troupes de subir deux violentes embuscades, au cours desquelles elles perdirent une partie de leur butin et de nombreux hommes, dont Quintus Minucius Thermus (2) (Histoire romaine, XXXVIII, 46).
À ses accusateurs, Cnaeus Manlius Vulso rétorqua que les tribuns de la plèbe ne s'opposaient aucunement à ce triomphe et laissa entendre que ces derniers pourraient le lui accorder si le sénat le lui refusait, conformément à la loi, par les comices tributes. Aussi, il rappela que de pareilles accusations furent formulées l'année précédente à l'encontre de Quintus Fabius Labeo, ce qui ne lui empêcha pas de se voir accorder les honneurs d'un triomphe naval (5 février 188 av. J.-C.). Ensuite, il se défendit d'avoir mené une guerre illégale, en rappelant que les cités d'Asie situées en-deçà des monts Taurus ne furent pas seulement la proie des velléités hégémoniques des Séleucides, vaincus par Lucius Cornelius Scipio, mais qu'elles étaient également pillées ou rançonnées par les Galates. À ses yeux, la paix obtenue à l'issue de la bataille de Magnésie du Sipyle (fin 190 av. J.-C.) n'aurait été que ponctuelle, car le retrait de la plupart des garnisons séleucides aurait notablement renforcé les Galates. Dans ce contexte, croyait-il, Pergame et les cités soumises au versement d'un tribut par les Galates auraient immanquablement réclamé l'aide des Romains pour en être délivrées. En outre, il indiqua que le décret du sénat légitimant cette guerre ne portait pas contre le seul Antiochos III Mégas, mais également contre tous ceux qui servirent dans les rangs de ce dernier face aux Romains et aux Pergamiens. Ainsi, à ses yeux, la paix conclue sous les auspices de Lucius Cornelius Scipio, ne concernait à ses yeux que les peuples ayant traité avec les Romains, et non ceux qui avaient négligé de leur envoyer des délégués, comme les Galates, qui pouvaient donc légitimement être considérés comme des ennemis (Histoire romaine, XXXVIII, 47-48). Il récusa également les reproches qui lui avaient été adressés quant aux risques qu'il fit prendre à ses troupes, aussi bien en Galatie qu'en Thrace, et enfin pointa du doigt une remarquable contradiction de ses accusateurs. En effet, si les Galates étaient un peuple amolli et abâtardi, quel danger aurait-il fait courir à ses troupes en les attaquant ? Si, à l'inverse, les Galates étaient un peuple vigoureux et combatif, pourquoi lui refuser le triomphe ? (Histoire romaine, XXXVIII, 48-49).
Bien que l'argumentaire du proconsul ait été jugé plus faible que les vigoureuses attaques des commissaires, lorsque la décision fut soumise au vote, Cnaeus Manlius Vulso obtint les honneurs du triomphe. Rapidement, les accusations dont il fit l'objet furent oubliées, à la faveur d'une affaire d'une toute autre importance, le procès de Publius Cornelius Scipio (Scipion l'Africain) (3) (Histoire romaine, XXXVIII, 50). Le triomphe de Cnaeus Manlius Vulso fut finalement célébré le 5 mars 187 av. J.-C.
Notes
(1) À cette époque, ces deux hommes s'étaient déjà illustrés par de nombreux exploits. Ainsi, ce fut ce même Lucius Furius Purpureo qui s'illustra notamment en remportant la bataille de Cremona (été 200 av. J.-C.), ce qui lui valut de recevoir honneurs du triomphe (200 av. J.-C.), et en ayant été l'un des consuls en charge des campagnes contre les Boïens et les Insubres de 196 av. J.-C.. De son côté, Lucius Aemilius Paullus (plus tard surnommé Macedonicus) avait déjà mené une série de campagnes contre les Lusitaniens (191-189 av. J.-C.). Il réalisa par la suite de bien plus grands exploits.
(3) Suivant Tite-Live, Publius Cornelius Scipio aurait été poursuivi en vertu de la loi Petilia (187 av. J.-C.), instituée contre ceux qui ayant reçu de l'argent d'Antiochos III Mégas. Suivant l'opinion des historiens modernes, l'existence même de cette loi est plus que douteuse (Ferrary, 2007). Cette partie du récit de Tite-Live peut donc être considérée comme suspecte.
Sources littéraires anciennes
Tite-Live, Histoire romaine, XXXVIII, 44 : "Après le départ des consuls, le proconsul Cn. Manlius arriva à Rome ; le sénat, sur la convocation du préteur Ser. Sulpicius, lui donna audience dans le temple de Bellone. Il fit le récit de son expédition, demanda qu'on rendît des actions de grâces aux dieux, et qu'on lui permît d'entrer en triomphe dans la ville ; mais il trouva une opposition presque unanime chez les dix commissaires qui l'accompagnaient, et entre autres chez L. Furius Purpurion et L. Aemilius Paulus."
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Tite-Live, Histoire romaine, XXXVIII, 45 : "En les adjoignant, disaient-ils, comme commissaires à Cn. Manlius, on n'avait eu en vue que la conclusion de la paix avec Antiochus, la fixation définitive des conditions du traité, dont les bases avaient été jetées par L. Scipion. Cn. Manlius avait tout fait pour troubler cette paix, et, s'il l'avait pu, pour faire tomber traîtreusement Antiochus dans ses mains ; mais ce prince, qui connaissait la perfidie du consul, malgré les nombreuses conférences dans lesquelles on avait cherché à l'attirer, avait évité toute rencontre, et jusqu'au regard du consul. Manlius avait voulu franchir le mont Taurus, et c'était à grande peine qu'il avait cédé aux prières des dix commissaires, aux paroles de la sibylle, qui ne prédisaient que désastre en dehors de ces limites fatales ; rien n'avait pu l'empêcher cependant d'en approcher avec son armée, d'aller camper sur la crête même de la montagne, près des sources des fleuves, et, faute de motif pour attaquer les états d'Antiochus où il ne trouvait partout que la paix, il avait été par un long détour chercher les Gallo-Grecs, et, sans autorisation du sénat, sans ordre du peuple, il avait porté la guerre chez cette nation. Quel général avait jamais osé prendre sur lui une pareille responsabilité ? Les guerres d'Antiochus, de Philippe, d'Hannibal, des Carthaginois, guerres récentes encore, étaient toutes passées par les mains du sénat, par la volonté du peuple. Presque toujours on avait commencé par envoyer des ambassadeurs, par demander réparation ; ce n'était qu'à la fin qu'on faisait déclarer la guerre. Une seule de ces formalités a-t-elle été observée par toi, Manlius, pour que nous voyions là une guerre publique du peuple romain et non l'oeuvre d'un brigand, que tu es ? Du moins, as-tu marché droit contre ceux que tu t'étais choisis comme ennemis ? Ou bien prenant par toutes les anfractuosités des chemins, faisant halte à chaque embranchement des routes, n'as-tu point, consul mercenaire, à la tête d'une armée romaine, suivi pas à pas Attale, frère d'Eumène, par tous les coins et recoins de la Pisidie, de la Lycaonie et de la Phrygie, cherchant partout des tyrans et des châteaux pour les rançonner ? Qu'avais-tu à démêler avec les Oroandes, par exemple ? avec tant d'autres peuples inoffensifs ? Et cette guerre même, dont tu te fais un titre aux honneurs du triomphe, comment l'as-tu faite? Lieux, temps, as-tu rien choisi toi-même ? Oui, tu as raison de demander qu'on rende des actions de grâces aux dieux immortels, doublement raison : d'abord, pour n'avoir point fait expier à l'armée par quelque désastre la témérité d'un chef qui foulait partout aux pieds le droit des nations ; ensuite pour nous avoir fait rencontrer des brutes plutôt que des ennemis."
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Tite-Live, Histoire romaine, XXXVIII, 46 : "Car, ne nous y trompons point, ce n'est pas seulement dans le nom des Gallo-Grecs qu'il y a mélange ; c'est surtout dans leurs corps, dans leurs armes qu'il y a mélange et altération. Croyez-vous que si nous avions eu affaire à ces Gaulois que nous avons mille fois combattus en Italie avec des succès divers, avec un général comme Manlius, il serait revenu même un messager pour vous annoncer notre désastre ? Deux fois il leur a livré bataille, les deux fois il a engagé l'armée sur le terrain le plus affreux, au fond d'une vallée, presque sous les pieds des Gaulois ; si bien que de ses hauteurs, sans avoir besoin de traits, l'ennemi n'eût eu qu'à se laisser rouler sur nous pour nous écraser. Qu'est-il donc arrivé ? Le peuple romain a bien du bonheur, son nom est bien puissant ! La ruine récente d'Hannibal, de Philippe, d'Antiochus, les avait presque étourdis, ces géants de l'Asie ! Des frondes et des flèches ont suffi pour les mettre en fuite ; aucun glaive n'a été taché de sang dans la guerre de Galatie. Comme des bandes d'oiseaux, le sifflement du premier trait les a fait envoler ; mais grands dieux ! la fortune nous a fait voir ce qui nous serait arrivé, si nous avions eu devant nous de vrais ennemis. À notre retour, pour avoir rencontré de misérables brigands thraces, nous avons été massacrés, battus, dépouillés. Q. Minucius Thermus, dont la perte est pour le moins aussi déplorable que l'eût été celle de Cn. Manlius, qui avait tout perdu par sa témérité, est mort avec une foule de braves soldats. L'armée, chargée des dépouilles du roi d'Antiochus, et dispersée sur trois points, ici l'avant-garde, les bagages, plus loin l'arrière-garde, a passé toute une nuit cachée dans les halliers, dans les repaires des bêtes féroces. Voilà les exploits qui font demander le triomphe ! mais quand il n'y aurait pas eu de Thraces pour nous battre, pour nous couvrir de honte, de quels ennemis demanderais-tu à triompher ? De ceux, j'imagine, que le sénat et le peuple romain t'avaient chargés de combattre. C'est à ce titre que le triomphe a été accordé à L. Scipion, à M'. Acilius, ici présents, tous deux vainqueurs d'Antiochus ; avant eux à T. Quinctius, vainqueur du roi Philippe, à P. Scipion l'Africain, vainqueur d'Hannibal, des Carthaginois et de Syphax. Et encore, quoique le sénat eût voté la guerre, on avait tenu compte des moindres formalités : à qui devait-on déclarer la guerre ? La déclarerait-on aux rois en personne, ou suffisait-il de la faire annoncer dans une de leurs villes ? Voulons-nous donc profaner, abolir tous ces usages ? Anéantir les lois des fétiaux ? Supprimer les fétiaux ? Détruisons [me pardonnent les dieux ce blasphème !], foulons aux pieds la religion... chassons les dieux de nos coeurs. Est-ce que nous consentons à voir dépouiller le sénat du droit de prononcer sur la guerre? le peuple, du droit d'ordonner s'il veut qu'on fasse la guerre aux Gaulois ? Il n'y a que quelques jours, les consuls désiraient vivement pour provinces la Grèce et l'Asie : vous avez persisté à leur assigner la Ligurie, et ils ont obéi. Aussi, libre à eux, s'ils terminent heureusement la guerre, de venir vous demander le triomphe, forts de votre autorisation préalable."
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Tite-Live, Histoire romaine, XXXVIII, 47 : "Ainsi parlèrent Furius et Aemilius. Manlius répondit, dit-on, en ces termes. Jusqu'ici, dit-il, c'étaient ordinairement les tribuns du peuple qui formaient opposition aux demandes de triomphe, Pères conscrits ; et je les remercie d'avoir, soit par égard pour moi, soit en considération de l'importance de mes succès, non seulement approuvé ma demande par leur silence, mais encore paru disposés, en cas de besoin, à en faire eux-mêmes la proposition au sénat. C'est parmi les dix commissaires adjoints par nos ancêtres aux généraux comme conseil, pour régulariser et légitimer la victoire, que je trouve des adversaires. C'est L. Furius, c'est L. Aemilius qui s'opposent à ce que je monte sur le char triomphal, qui m'enlèvent une couronne honorable, eux qu'en cas d'opposition de la part des tribuns j'aurais invoqués comme témoins de mes exploits. Je n'envie à personne les honneurs qu'il a obtenus, Pères conscrits ; mais vous-mêmes, dernièrement, lorsque des tribuns du peuple, hommes de coeur et de mérite, formaient opposition au triomphe de Q. Fabius Labéon, vous fîtes tout céder à l'autorité de vos suffrages, et Labéon triompha, après avoir été hautement accusé par ses ennemis non d'avoir fait une guerre injuste, mais de n'avoir même pas vu l'ennemi. Et moi qui ai tant de fois combattu en bataille rangée contre cent mille des plus indomptables ennemis, moi qui leur ai pris ou tué plus de quarante mille hommes, moi qui ai deux fois forcé leurs camps, moi qui ai tout laissé en deçà du Taurus dans une paix aussi profonde que celle dont jouit l'Italie elle-même, je me vois frustrer du triomphe ; que dis-je ? j'ai à me défendre devant vous, Pères conscrits, accusé par mes propres lieutenants ! Or, cette accusation, comme vous l'avez vu, Pères conscrits, roule sur deux points : d'abord je n'avais nullement le droit de faire la guerre aux Gaulois ; ensuite je me suis montré téméraire, imprudent. Non, les Gaulois n'étaient pas des ennemis ; ils vivaient en paix ; ils se soumettaient à nos volontés. Tu leur as fait violence, me dit-on ! Je n'exigerai pas, sénateurs,que la barbarie connue de la nation des Gaulois, la haine implacable des Gaulois contre le nom romain, que tout ce que vous savez d'eux enfin, vous vous l'imaginiez aussi bien des Gaulois d'Asie. Non, laissez là la haine proverbiale des Gaulois en général, et jugea-les par eux-mêmes. Ah ! plût au ciel que le roi Eumène, que toutes les villes de l'Asie fussent ici, et que vous pussiez entendre leurs plaintes plutôt que mes accusations ! Envoyez, envoyez des députés à toutes les villes de l'Asie ; demandez-leur quel était le plus dur des jougs dont ils ont été affranchis par l'expulsion d'Antiochus au-delà du Taurus ou par la défaite des Gaulois ; qu'elles disent combien de fois leurs campagnes ont été ravagées, dépouillées ; qu'elles disent si elles pouvaient racheter leurs captifs, si elles entendaient souvent parler de sacrifices humains, de leurs enfants immolés ! Oui, sachez-le, vos alliés ont payé tribut aux Gaulois, et aujourd'hui, tout affranchis qu'ils ont été par vous de la domination royale, ils n'en continueraient pas moins à payer tribut, si j'étais resté les bras croisés."
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Tite-Live, Histoire romaine, XXXVIII, 48 : "L'éloignement d'Antiochus n'aurait fait que rendre plus despotique la domination des Gaulois sur l'Asie, qu'ajouter tout ce qui est en deçà du Taurus à l'empire des Gaulois, et non au vôtre. Bien, dites-vous : mais Delphes, cet oracle du monde entier, ce centre de l'univers, a été jadis saccagé par les Gaulois, sans que le peuple romain leur ait pour cela déclaré ou fait la guerre. Je l'avoue, je croyais voir quelque différence entre le temps où la Grèce et l'Asie, indépendantes de votre domination, ne vous donnaient nul droit de vous ingérer de leurs affaires, et cette époque où vous avez donné pour bornes à l'empire romain le mont Taurus, où vous dispensez la liberté, l'immunité aux cités, où vous agrandissez, resserrez, imposez les états; où vous étendez, démembrez, distribuez, confisquez les royaumes ; où vous vous croyez chargés d'assurer à tous la paix sur terre et sur mer. Dites, si Antiochus n'eût point retiré ses garnisons des villes où cependant elles se tenaient dans un calme profond, auriez-vous cru avoir assuré la liberté de l'Asie ? Si les armées des Gaulois promenaient partout le ravage, quels dons croiriez-vous avoir faits à Eumène ; quelle serait cette liberté que vous auriez donnée aux villes de l'Asie ? Mais pourquoi raisonner comme si ce n'était pas de vous, mais de moi seul que je tenais les Gaulois pour ennemis ? J'en appelle à toi, L. Scipion, à toi que j'ai remplacé et dont je n'ai pas vainement demandé aux dieux immortels la valeur et la fortune; à toi, P. Scipion, qui avec le simple titre de lieutenant as trouvé dans le consul ton frère, dans toute l'armée, la déférence due à un collègue, dites, reconnaissez-vous que dans l'armée d'Antiochus se trouvaient des légions gauloises ? Avez-vous vu les Gaulois dans les rangs, aux deux ailes de l'ennemi dont ils faisaient la principale force ? Les avez-vous combattus, tués, dépouillés comme des ennemis reconnus ? Et cependant c'était contre Antiochus, et non contre les Gaulois que le sénat avait décrété, que le peuple avait ordonné la guerre. Non, non, je me trompe, le décret et l'ordre comprenaient tous ceux qui étaient dans les rangs d'Antiochus ; et tous ceux-là, à l'exception du seul Antiochus, avec qui avait traité L. Scipion, à qui l'alliance avait été formellement accordée par vos ordres, oui, tous étaient des ennemis, ayant tous pris les armes pour Antiochus contre nous. Or dans ce parti, avant tous, se trouvaient les Gaulois, quelques petits princes et quelques tyrans ; néanmoins, ces derniers ayant donné satisfaction à la dignité de votre empire, ayant forcément expié leurs torts, je leur ai accordé la paix : quant aux Gaulois, pour adoucir, s'il était possible, leur naturel sauvage, j'ai tout fait ; les trouvant invincibles, implacables, j'ai enfin cru devoir employer la force des armes pour les réduire. Maintenant que je me suis justifié du reproche d'avoir entrepris cette guerre, je dois rendre compte de mon expédition : oh! ici j'aurais toute confiance en ma cause, lors même que je serais non pas devant le sénat romain, mais devant les Carthaginois qui mettent, dit-on, leurs généraux en croix, malgré tous les succès du monde, quand les plans ont été mauvais. Mais dans une république qui, en tête de tout ce qu'elle entreprend, de tout ce qu'elle fait, place le nom des dieux, parce que la calomnie perd ses droits devant l'approbation du ciel ; dans une république, qui se sert de ces paroles solennelles en décrétant un triomphe ou des prières publiques pour avoir bien et heureusement servi l'état ; quand je ne voudrais point, par humilité et par modestie, m'applaudir de mon courage ; quand en vertu de mon bonheur, de celui de mon armée seule, pour avoir, sans la moindre perte, vaincu une nation formidable, je demanderais à rendre grâces aux dieux, à monter en triomphe au Capitole, où, selon l'usage, j'ai prononcé mes voeux avant de partir, me feriez-vous partager un refus avec les dieux immortels ?"
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Tite-Live, Histoire romaine, XXXVIII, 49 : "Oui, parce que j'ai combattu avec désavantage de terrain. Veuillez donc me dire où je pouvais trouver une position meilleure pour combattre. Les ennemis étaient maîtres de la montagne ; ils se tenaient enfermés dans une position fortifiée ; il fallait bien les aller chercher pour les vaincre. Dites ! s'ils avaient eu une ville sur leurs hauteurs, s'ils avaient été retranchés derrière des murailles ? il aurait bien fallu assiéger. Dites ! aux Thermopyles M. Acilius avait-il l'avantage du terrain quand il livra bataille au roi Antiochus ? Et Philippe n'était-il pas également posté au-dessus de l'Aoos sur des hauteurs, quand T. Quinctius l'en précipita ? Quant à l'idée qu'on se fait des Gaulois, ou qu'on veut vous en faire, en vérité, je n'y comprends rien. Si c'était un peuple abâtardi, amolli par les délices de l'Asie, quel danger y avait-il à s'engager même dans un mauvais pas ? Si c'était un ennemi redoutable par sa férocité, par sa taille, sa vigueur, c'est une grande victoire : me refuserez-vous le triomphe ? L'envie est aveugle, sénateurs : elle ne sait que décrier le mérite, empoisonner les honneurs et les récompenses qu'il obtient. Veuillez, je vous prie, sénateurs, excuser la longueur d'un discours où la vanité n'est pour rien, et dont mes accusateurs sont nécessairement seuls responsables. Quant à mon passage en Thrace, pouvais-je élargir des sentiers étroits, aplanir des hauteurs, faire venir des plaines à la place des forêts, empêcher les brigands thraces de connaître les repaires de leur pays, et de s'y embusquer, de nous voler quelques sacs, d'enlever quelqu'une de nos mille bêtes de somme, de blesser quelqu'un d'entre nous, de frapper mortellement un brave et habile officier, Q. Minucius ? On insiste beaucoup sur l'accident malheureux qui nous a fait perdre un bon citoyen. Mais que, malgré l'embarras de notre position, au milieu de sentiers dangereux, attaqué par l'ennemi, notre avant et notre arrière-garde aient enveloppé l'armée des Barbares acharnés sur nos bagages, en aient taillé en pièces plusieurs milliers dans la journée, pris ou tué un plus grand nombre en peu de jours, on se garde bien d'en dire un mot, comme si on s'imaginait que vous pouviez l'ignorer, lorsque mes paroles peuvent être confirmées par toute une armée. Quand je n'aurais pas tiré l'épée en Asie, quand je n'aurais même pas vu l'ennemi, je n'en mériterais pas moins le triomphe comme proconsul pour mes deux combats en Thrace. Mais je m'arrête ; si, me laissant emporter plus loin que je ne voulais, je vous ai fatigués de mes paroles, je vous en demande pardon, pères conscrits."
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Tite-Live, Histoire romaine, XXXVIII, 50 : "L'accusation eût ce jour-là prévalu sur l'apologie, si la discussion ne se fût prolongée fort tard: le sénat en se retirant semblait disposé à refuser le triomphe. Le lendemain les parents et les amis de Cn. Manlius redoublèrent d'efforts, et ils eurent pour eux le crédit des anciens. Il était sans exemple, disaient ces derniers, qu'un général vainqueur, qui avait battu les ennemis, rempli sa mission, ramené son armée, fût rentré dans la ville sans char, sans lauriers, comme un particulier, un premier venu. Ces voix austères firent rougir la malignité, et le triomphe fut voté à une grande majorité. Le souvenir de ce démêlé ne tarda pas à s'effacer entièrement devant une contestation bien autrement importante, et où figurait un nom d'un autre éclat. P. Scipion l'Africain, au rapport de Valérius Antias, fut sommé de comparaître par les deux Q. Pétillius. Cet événement donna lieu, suivant les caractères, à diverses interprétations. Les uns s'emportaient non contre les tribuns du peuple, mais contre la ville entière qui souffrait une pareille indignité. Les deux premières villes du monde, disaient-ils, montraient à peu près en même temps la même ingratitude contre leurs deux plus illustres citoyens, mais Rome était la plus ingrate des deux : Carthage, vaincue, avait chassé, exilé Hannibal vaincu ; mais Rome victorieuse chassait l'Africain vainqueur. Jamais, disaient les autres, un citoyen ne doit être au-dessus des lois: rien n'était plus propre à maintenir l'égalité dans un république, que l'obligation pour les plus puissants, de répondre aux accusations. Quelle garantie avait-on en confiant à un citoyen une simple charge, à plus forte raison l'autorité suprême, si on n'avait aucun compte à lui demander ? Contre tout ennemi de l'égalité, l'emploi de la force n'est pas une injustice. Tels furent les bruits jusqu'au jour fixé pour la comparution. Jamais citoyen, jamais Scipion lui-même, consul ou censeur, n'avait paru dans le Forum avec un cortège plus varié, plus nombreux, que ce jour-là, Scipion l'accusé. Sommé de répondre, sans dire un mot sur les imputations dont il était l'objet, il parla avec tant de noblesse de ses exploits, qu'au dire général, jamais panégyrique ne fut plus éloquent ni plus vrai. C'est qu'il était prononcé avec l'âme et le génie qui avaient animé le guerrier, et les oreilles ne pouvaient être choquées d'un récit inspiré par le danger et non par la vanité." |
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